L'art de voir...
Comment reconnaître que nous sommes devant
une œuvre d'art ? voire en matière d'art contemporain comment distinguer
l'art... du canular ?
Pour tenter de répondre Le Petit
Céphalophore s'est bien sûr tourné vers une de nos paroissiennes, Mme Simone
Brunau, présidente d'honneur de la cité
internationale des arts qu'elle a fondée en 1965 avec son mari Félix Brunau,
puis qu'elle a dirigée durant de nombreuses années.
"Il
n'existe pas d'expérience assurée ou de compétence absolue permettant de
reconnaître l'œuvre d'art. C'est avant tout une part importante de sentiments
et de sensibilité qui guide notre jugement. Puis ce sont le temps et la
"vox populi" (au-delà des phénomènes de modes éphémères) qui
permettront de dépasser le débat. Le temps fait en quelque sorte le tri.
Finalement il en est de même dans la littérature et tous les arts."
- C'est un peu ce qu'affirme le professeur
Keating (interprété par Robin Williams) dans le "Cercle des poètes
disparus" lorsqu'il invite ses élèves à déchirer les pages du manuel
Pritchard prétendant fixer les règles de la poésie ?
"Oui. C'est
si difficile de juger pour les autres... J'ai eu la chance dans ma vie
professionnelle de présider une commission qui chaque année devait sélectionner
les artistes qui se portaient candidats pour être accueillis à la Cité pendant
une ou plusieurs années. Pour certains, c'est cruel, mais au premier coup d'œil
l'évidence s'imposait, on savait qu'il n'y avait rien et certainement par d'art,
pour quelques rares artistes à l'inverse ce qui nous était présenté était tout
simplement époustouflant, et puis il y avait tous les autres pour lesquels le
débat s'imposait entre les différentes sensibilités des membres de la
commission."
- Pour autant ne pourrait-on pas voir le
beau comme un critère de l'art ?
"Non,
certainement pas même si la tentation peut être présente. Il nous faut dépasser
toute tentation de lien entre art et beauté, ce qui est beau n'est pas
nécessairement art, et inversement. Par exemple il est aujourd'hui
incontestable que Jérôme
Bosch est un immense artiste du XVème siècle, et pourtant son style basé
sur la caricature et le bestiaire est bien loin de ce que l'on pourrait
qualifier de beau. La notion d'art est ainsi très relative, des choix de
couleurs, une matière, une évocation, tant d'autres paramètres pour finalement
nous ramener à un jugement individuel, qui sera repris -plus ou moins vite- par
le nombre et par des esprits probablement plus aiguisés..."
- Des esprits plus aiguisés ? Voulez-vous
parler d'une formation à l'art ? un apprentissage ?
"Assurément.
C'est particulièrement vrai pour l'art pictural mais aussi pour la musique. Mon
expérience auprès des artistes de la cité m'a amenée à constater qu'une
véritable formation est le plus souvent indispensable à l'artiste pour
progresser, de même qu’une longue pratique. Et quand il n'y a pas cette
formation il faut alors que le grain de génie soit présent, mais c'est
évidemment beaucoup plus rare."
- Quelles œuvres contemporaines vous
touchent particulièrement ?
"Je suis
tentée de citer Picasso, un
choix certes facile mais qui me séduit, le Picasso des débuts, celui de la
période bleue ou rose, puis le Picasso des dernières années. Mais j'ai du mal à
entrer dans les œuvres du XXème siècle, avec peut-être des exceptions comme les
fauvistes, ou Kandinsky. Je suis généralement plus facilement touchée par
l'abstraction que par le figuratif si difficile et exigeant."
- A l'initiative de Mgr Lustiger, vous aviez
organisé au couvent des Cordeliers, une exposition dans le cadre d'Art Culture
et Foi qui avait suscité des passions et réactions contradictoires. Comment
appréhendez-vous le lien entre création et transcendance ?
"J'ai un
souvenir encore très présent de cette exposition. Bien accueillie dans les
milieux artistiques elle avait déchaîné en effet des réactions véritablement
violentes (jusqu'à la destruction d'œuvres) de certains milieux catholiques. Il
nous faut pouvoir admettre que la transcendance ne s'exprime pas nécessairement
par des auréoles sulpiciennes... A l'inverse il y a bien sûr également des
artistes qui recherchent, consciemment voire inconsciemment, la provocation
pure et témoignent en fait de leur incapacité à exprimer l'inexprimable. Ils
finissent souvent par renoncer à une expression véritablement spiritualisée, et
à l'ascèse qui l'accompagne. J'apprécie beaucoup quelqu'un comme Aurélie Nemours
qui avait une foi profonde qu'exprimaient ses œuvres minimalistes,
de petite taille et très élémentaires.
Il nous faut
aussi opérer la distinction entre foi et spiritualité. Une spiritualité peut
ainsi bien souvent être exprimée par des artistes qui n'ont pas la foi mais
éprouvent un besoin de dépassement. Dans nos paroisses nous devons apprendre à
être tolérants. Cela ne signifie pas nous abandonner à la provocation, mais
admettre que la foi est quelque chose qui s'exprime si difficilement qu'un
artiste en chemin pourra témoigner de son attirance pour la spiritualité par
des voies diverses probablement encore bien éloignées de ce que nous
catholiques appelons la foi. Pour un Fra Angelico à la foi et
au génie artistique évidents, combien d’artistes ont peint des œuvres mineures,
le plus souvent sur commande et qui ne témoignent pas véritablement d'une foi
personnelle ? Mais il y a aussi dans les œuvres d’art religieux une
proportion tout à fait considérable d’œuvres anonymes, notamment dans la
statuaire du Moyen-âge, qui témoignent de la part de leurs auteurs d’une foi
profonde. "
Propos recueillis par Philippe Th.
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